poetessesdelagrandeguerre

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Entre les tombeaux et les astres

Entre les tombeaux et les astres

 

Il faut parler aux morts, ils n'ont pas eu le temps,

Ces radieux garçons abattus à vingt ans,

De boire à la suave, à la cruelle vie,

Il faut parler auprès de leurs profonds berceaux:

Peut-être les tombeaux ne sont pas sans envie.

Dans l'étenel loisir des forêts et des eaux

Leur jeunesse sans fin attend, inassouvie.

Ces héros enfantins en qui l'homme naissait

Soupirent dans l'espace un dolent "Je ne sais..."

 

"Je ne sais, - disent-ils, - quels sont ces bruits qui tonnent

La terre est-elle encore en proie au mal guerrier?

Ici tout est paisible, et dans le bois bourgeonne

             Le tiède hiver de Février!

 

Il n'est pas de douleur pour nous, notre âme nue

Flotte liquidement à l'entour du soleil.

Nous sommes morts; pourtant le monde continue.

             L'univers reste-t-il pareil?

 

Nous entendons des voix terrestres qui nous nomment;

On nous appelle saints, bienheureux, purs et forts.

Pourtant nos sens se sont évanouis. Les hommes

             Ont donc le souvenir des morts?

 

Il semble que des fronts, des prières, des larmes

S'élèvent dans les cieux vers nos molles cités.

Nous étions des enfants endormis sous les armes;

             D'où nous vient notre éternité?

 

Peut-être que la mort hardie et militaire

Est un don véhément qu'on ne fait pas en vain.

Sommes-nous à jamais le dôme de la terre

             Et les ressuscités divins?

 

Est-ce à cause de nous que l'espace s'imprègne

D'un éther plus fougueux, plus lucide et plus fier?

Nous sommes immortels, se peut-il qu'on nous plaigne,

             Nous n'étions que vivants hier!

 

Le glacial printemps, pétillant et bleuâtre,

S'élance du crista léger de notre sang.

Tout ce qui fut demeure; ô vie opiniâtre

            Combien les morts sont agissants!

 

Et pourtant une aride et tendre convoitise

Vient troubler l'allégresse alerte de nos jours,

Nous n'avons pas, avant que le Destin nous brise,

            Connu la douleur de  l'amour.

 

Nous n'avons pas connu ce qu'enseignent les livres:

Ces détresses, ces pleurs, ces suffocations.

N'est-ce pas pour souffrir qu'il est joyeux de vivre?

            Ah! parlez-nous des passions!

 

Quel est donc ce danger qu'un jeune mort élude?

Suave inconnaissance, et qui nous fait languir!

Les morts ont, de l'amour, l'immense plénitude,

           Mais les vivants ont le désir..."

 

Ainsi parlent les voix des sources et des sèves,

Le feuillage chantant de la forêt, les fruits

Bourdonnants de soleil, la colline où s'élève

           Le village qui fut détruit.

 

Ainsi parlent entre eux les astres lents qui songent:

Moines autour du puits de la lune rêvant,

Et le parfum des nuits qui se berce et s'allonge

           Dans les hamacs légers des vents!

 

- O morts, nous répondrons à vos voix qui tressaillent;

Avancez vers nos coeurs vos invisibles mains,

Voici, pour célébrer vos grandes fiançailles,

           Toutes les filles des humains!

 

Les yeux toujours levés, l'âme habitant l'espace,

Le peuple féminin, comme un peuple d'oiseaux,

Fendra la noble nue où jamais ne s'effacent

           Les exploits jaillis de vos os!

 

Quel homme arrêterait ces hautes hirondelles

Et les saurait tenir sous un joug assez sûr;

Elles s'échapperont, adroites infidèles,

           Et vous rejoindront dans l'azur!

 

Vous serez leur époux épars et tutélaire,

Et seul votre ample amour ne sera point trahi,

Car tout vivant délaisse un autre sur la terre

          En se tournant vers l'infini!...

 

Février 1917

 

La Guerre, 1920

 

(Dans "Les Forces Eternelles", 1920)



07/01/2013
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