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Pozzi (Catherine) Journal (30 août et 12 septembre 1914)

Catherine Pozzi

 

30 août 1914. 7 heures du soir.

 

   Les Allemands sont entre Mézières et Rethel, entre Guise et Terguier. La Fère et vers Amiens: moins de 200 kilomètres les séparent de Paris. Un avion allemand, survolant Paris vers midi aujourd'hui a laissé tomber avec quelques bombes une oriflamme et une lettre où était écrit que nous n'avions plus qu'à nous rendre. Comment, de Charleroi en Belgique ont-ils fait, sans bataille ce bond que les communiqués ministériels nous apprennent avec une satisfaction enjouée?

   Les hautes classes prennent le train. Les autres font de sales figures. Pas de panique encore cependant.

 

 

 

Samedi soir 12 septembre 1914. La Graudet.

 

   J'ai quitté Paris le 1er septembre à 4 heures du matin, emmenée dans l'auto des Furland. les Allemands étaient à Compiègne. Cette petite menace-là m'intéressait, mais le cher père eut une crise de Kriegfieber et pour mieux me défaire de Paris, il me mit à la porte de l'ambulance du Val-de-Grâce où lui-même venait de me faire inscrire.

   Quel voyage! Je n'arrivai ici que le 6.

   D'abord Versailles, au petit jour, tout plein de soldats en tenue de corvée, dont chacun tient un journal... Chaque passage à niveau, chaque pont gardés par un territorial à l'équipement sommaire mais au fusil très sûrement dangereux, qui réclame vos papiers d'une façon grave et dure. Les gens sur le pas des portes, regardent d'un air de mépris méfiant ces riches qui filent devant l'ennemi. Un bataillon, à la sortie de la ville sur une route, nous dévisage aussi, mais nous offrons à un officier qui nous demande où nous allons, le même chemin que lui, de le conduire au prochain poste: il monte et les soldats s'illuminent.

   J'ai été frappée du changement: certains m'envoient des baisers. Je réponds, on part et je vois au loin les mains et les bras qui s'agitent encore, bonne chance... Ces gens aiment leurs chefs pour remercier ainsi d'un bien médiocre service.

   D'Orléans à Vierzon, la belle route. Des autos de luxe, des taxis bourdonnants nous suivent et nous précèdent, portant les familles terrifiées ou les bourgeois solitaires, la dame seule ou le vieux juif ou la grue... L'exode des hautes classes, unanime et tragique, ridicule et poignant, qui suit à soixante-dix à l'heure la route, la belle route de France qui s'enfonce au loin sous l'arcade harmonieuse des arbres.

   Le Berry. A travers mes cils à demi clos, je regarde la terre aux lignes nettes et fines à quoi Ils veulent du mal. Partout l'ordre, les rapports cadencés. Nous passons, et dans le cadre des vitres de mon coupé, les paysages s'ajoutent aux paysages, sans que je sache choisir. Trop satisfaite, je ferme les yeux, je fais la nuit dix secondes sur un coin de terre qu'il ne faudrait pas oublier. Dans un grand champ où la terre retournée est lumineusement grise, un homme, jambes noires et chemise blanche, mène le travail d'un attelage noir et blanc. Le grand ciel verse une lumière de perle, un long bois vert sombre enclôt l'horizon.

   Dans un torrent d'eaux jaillissantes, nous arrivons à Argenton le soir.

   Nous couchons, assez mal, à l'hôtel du Cheval noir, après un dîner réprouvé. Le lendemain matin, nous repartons à 8 heures.

   Le Limousin. De hauts plateaux parfumés d'un air vif et léger à boire, des fougères humides et brillantes, des arbres tordus, des routes encaissées qui, par trouées font voir l'immense étendue riche et tourmentée, à cinq cents pieds plus bas.

   Limoges. Nous déjeunons. Je commence à être éreintée. Nous repartons à 4 heures. Nous arrivons à Angoulême à 9 heures. Lutte pour dîner et lutte pour se coucher: la foule des émigrés nous a devancés, pas une table, pas un lit. Nous couchons par terre dans le salon de l'hôtel de la Poste.

   Le lendemain, les Furlaud me quittent, allant à Cognac. Je passe, malade, un jour dans une chambre que le hasard a rendue libre. Départ le lendemain à 6 heures.

   Arrivée à Bordeaux, nouvelle cohue. Mais là, c'est Barnum, c'est l'Olympia, c'est Deauville! Il y a le gouvernement, le président, les ministres, le Conseil d'Etat, toutes les ambassades: il y a le "monde" en route pour Biarritz; il y a les métèques en chemin pour l'Espagne; il y a les ambulances, les Croix-Rouges, les réfugiés et les dames superflues qui y sont adéquates.

   O fatigue! Des machines chargées d'officiers, dont l'uniforme date de cette semaine, circulent en pétant par leur échappement libre; les cours Tourny et l'Intendance, et la rue Sainte-Catherine contiennent à la fois le boulevard des Italiens, le boulevard de l'Opéra, de la Madeleine, les Champs-Elysées, Montmartre et la Rive gauche... Des camelots sifflent et propagent dans un silence commandé mais gesticulatoire les éditions de nos grands quotidiens qui s'impriment depuis ces jours dans la capitale du Sud-Ouest. Les garçons de café en sueur bondissent comme pris de sacrés délires, des Parisiennes déplacent de l'air, des gens bien informés causent à voix forte et les bagages sans maître sont déversés sans répit par des porteurs invisibles. 

   Grouillement voyageur, blagues, restaurations, essence et poussière, officialités, curiosités, honneurs, importance... Oh, qui n'a pas son petit rôle? En scène, les messieurs de la guerre! Il y a un mois, j'étais dans les coulisses des Folies Bergères et cela me fait sourire d'entendre: "En scène, tous les cercles vicieux!" mais c'est bien plus réussi aujourd'hui.

   Je quitte Bordeaux à 6 heures du matin, j'arrive à 10 à Bergerac.

   Mon pays n'est pas en guerre ou si peu. C'est vrai que les hommes sont partis de fermes et qu'en ville les uniformes éclairent les rues sans intérêt. Mais la campagne sommeille sous le soleil, comme à toutes les autres vacances: la récolte est admirable et, ici, la vieille maison se raconte ses vieilles histoires, tapotée par la pluie, bercée dans les rayons, enchantée par le vent.

 

Journal



29/12/2012
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