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Pozzi (Catherine): Journal (10 août 1914)

Catherine Pozzi

 

Lundi 10 août 1914

 

Le très brûlant été.

Paris est entièrement pavoisé aux couleurs de l'Entente; cela s'est fait en un jour, après que la démolition des magasins germaniques - dont les laiteries Maggi, horriblement pillées - inspirèrent aux commerçants le vif désir de se prouver français avec leurs étalages. beaucoup affichent sur la devanture leur livret militaire. D'autres: "Le patron est à Verdun", "à Toul", "à Lunéville", les plus simples mettent "maison française" et le moindre Seligmann accroche son petit drapeau. La plupart des devantures sont fermées, sous l'égide flottante du gai morceau de toile qui la décore. Rues presque vides, tous les hommes partis, tous les autres requisitionnés, le demi-monde a disparu, le monde a pris du service. Paris est joli cependant, est beau: au-dessus des rues, des boulevards, des avenues silencieuses, l'Union Jack, les trois couleurs, les aigles russes se renvoient le soleil. C'est un immense 14 juillet qui serait grave, joyeux et noble.

   Ce que je ne reverrai jamais, moi, et ce que l'on n'avait pas vu certainement depuis les Fédérations de 89, c'est le règne de la Fraternité. Peut-être qu'au Paradis, cela nous sera donné encore... Et nous vivons au paradis, le ciel est là, pour des jours fugitifs, parfaits, héroïques.

   Le premier signe a été pour moi les cochers de fiacres et de taxis, subitement prévenants, amicaux et désintéressés. Ensuite, les téléphones, les postes, les gares, les restaurants où chacun pour la première et dernière fois de sa vie, fait de son mieux, aide l'étranger, l'inconnu, le semblable. Dans les rues, je puis rentrer seule la nuit sans que les hommes ne me parlent: l'insulte a quitté Paris.

Et si je m'assieds sur un banc près des gens qui m'auraient il y a un mois salement dévisagée, on se demandera les nouvelles de sa famille avec aménité. Dans les comités de secours, d'asistance, d'organisation sociale, l'archevêque voisine avec la secrétaire de la C. G. T. Et l'autre jour, des ouvriers anticléricaux, allant signer leur engagement, se trouvèrent près d'un rédacteur du Temps, enveloppé d'une pelisse, et qu'ils prirent pour un moine: "C'est-y vrai, lui dit l'un d'eux, après avoir cherché un euphémisme, que vous travaillez dans les églises? Oh, y a pas de mal!" Voici comment l'empereur d'Allemagne a pu, tout seul changer "à bas la calotte!"

 

Journal



29/12/2012
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