poetessesdelagrandeguerre

poetessesdelagrandeguerre

Lenéru (Marie): Journal (7 mars 1916)

Marie Lenéru

 

Elle reproduit ici une lettre à son filleul de guerre, chargé d'ensevelir les morts.

 

Pourquoi n’avons-nous pas la force d’être là-bas pour vous aider dans ce cruel service des morts? c’est une de vos noblesses que ce rôle d’ensevelisseurs. Je suis émue que vous m’ayez choisie pour votre veillée funèbre.
Non, je ne suis pour rien dans la force qui vous a portés, je ne voudrais même pas y prétendre. Au nom de quoi? Que sommes-nous près de vous?
Nous n’avons qu’une mission, vous entourer, faire descendre dans vos souterrains un peu de la chaleur de la patrie. En son nom, même sans titre familial, nous avons le droit de nous pencher sur vous, de vous dire que pas une de vos souffrances n’est perdue,
   Non seulement à cause du salut qu’elle accomplit, mais par tout ce qu’elle arrache à nos coeurs. Mais maintenant que je sais tout cela, vous comprenez qu’il faudra me donner un peu plus de vos nouvelles, ne fût-ce, comme le maréchal de Luxembourg le faisait pour Jean-Jacques, ne fût-ce qu’une enveloppe vide tous les huit jours... Que je suis heureuse de ce qu’a fait votre lieutenant! J’ai un si grand respect pour ces distinctions-là, on sait ce qu’elles représentent. Et en même temps, vous en recevez une autre qui prouve que vous êtes bien de “notre corporation”, comme dit Barrès, les deux vont si bien ensemble! Je suis content pour ce poème que j’ai aimé la première.
   Et voici qu’on  nous parle d’offensive prochaine et formidable, vous devinez ce qu’on ressent. Si, à l’émotion actuelle, il faut ajouter la joie du triomphe, je crois que je n’y tiendrai plus. La guerre douloureuse, on se raidit pour la lutte; mais qu’à la guerre douloureuse succède la guerre triomphale et que l’autre en ait été le prix, il n’y aura pas assez de sanglots pour une joie pareille. Le bonheur vaut ce qu’il a coûté. Vous verrez qu’à la paix nous serons tous à demi-fous. Quelle place aura notre pays! Quel prestige... Vous avez raison, il faudra trouver le moyen d’être digne d’y vivre. Pour vous il s’agira de ne pas déchoir: avoir vécu comme vous le faites, et retomber à la vie de tous les jours. Ah! c’est pour cette vie qu’il nous faudra être difficiles et cruels. Mais je crois que vous préparez des bonheurs comme on n’en soupçonnait pas autrefois. Adieu, mon filleul, je suis hantée par ces morts et ces mourants que vous avez portés. Saluez leur tombe pour moi, je m’y agenouille auprès de vous, tout ce que la religion, tout ce que la poésie, tout ce que le coeur humain a su trouver de plus pieux et de plus caressant, bourdonne dans mon souvenir, je leur apporte cette rumeur de toutes les âmes:

“La voix d’un peuple entier
Les berce en leurs tombeaux.”

 

Journal (1922)



18/01/2013
0 Poster un commentaire

A découvrir aussi