poetessesdelagrandeguerre

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Quoi! je me plains de toi, Eternité sacrée,

 

 

Quoi! je me plains de toi...

 

Quoi! je me plains de toi, Eternité sacrée,

        Nature au coeur puissant!

Je m'afflige soudain de ta sainte durée,

        Moi qui suis ton passant!

 

Je disparais, tu es; mais j'ai le bénéfice

        De ta ténacité.

Quand l'avenir me guide au bord du précipice

        Je goûte ton été.

 

M'avais-tu donc promis, au jour de ma naissance,

       Quand nous nous emmêlions,

Quand le destin joignait à ma tendresse immense

        La force des lions,

 

Que nous ferions ensemble, et jusqu'au bout des âges,

        Le studieux trajet

Pour quoi le sort m'avait accordé le courage

        Et tout l'amour que j'ai!

 

D'où vient cette pensive et triste acrimonie

        Qui s'irrite en mon sang,

Quand je songe qu'un jour, de ta course infinie,

        Mes yeux seront absents?

 

- Ce matin j'ai revu l'irruption joyeuse

        De ton brusque printemps:

Chaque bourgeon dardait sa sève curieuse

        Comme un regard pointant.

 

La neige avait encore, étincelante et nette,

        Sur le gazon laissé

En touffes de cristal ses froides pâquerettes

        Et ses astres glacés.

 

Mais déjà les bourgeons montraient sur chaque branche

        Ce gonflement frisé

Qui témoigne qu'en jets de fleurs roses ou blanches

        Leur noeud va se briser.

 

La forêt, froide encor, paraissait épaissie

        Par ce fin verdoiement.

J'entendais chuchoter l'active poésie

        Dans tout crépitement.

 

Et je songeais, mêlée au miracle ineffable

        De l'éternel retour:

Ainsi, le paysage est bon comme une fable,

        Rêveur comme l'amour,

 

Par mon souffle j'absorbe et je guide en mon être

        L'azur, l'espace, l'eau;

Je sens qu'en respirant, dans ma gorge pénètre

        Jusqu'au chant des oiseaux!

 

Aussi bien que mon sang, dans mes veines palpite

        La nature sans bord;

L'éther, archange bleu, subtilement visite

        Les fibres de mon corps;

 

Le sol vivant, les flots, les acides verdures

       Qui semblent s'allaiter

Au pétillant espace, où ruisselle et murmure

        La calme quantité

 

Du temps, de tous les temps que jamais rien n'épuise,

        O monde! tout consent

A me verser sa paix, sa tiédeur et sa brise,

        A moi, faible passant!

 

Et je vais m'insurger? Et je fais un reproche

        A cet azur bénin

De ne pas conférer l'éternité des roches

        A mon humble destin?

 

- Non, non, mon coeur n'a pas, ô siècle des batailles,

       Tout regorgeant de morts,

L'audace de mêler à vos grandes entailles

       L'abîme de mon sort.

 

L'indigne volupté de souhaiter de vivre,

       Alors que sont éteints

Les juvéniles corps dont l'Histoire s'enivre,

       Jamais plus ne m'étreint.

 

Mais si j'ose songer à mon léger passage

       Parmi de neuf rosiers,

Si parfois je soupire: "O nature, est-il sage

       Que vous m'éconduisiez?"

 

Si je m'appuie encor, bien qu'aynt, je le jure,

       Tout fui, tout rejeté,

A ces grands ciels des nuits où l'on prend la mesure

       De ce qu'on a été,

 

C'est que mon triste esprit est tout chargé, mes frères,

       De vos mortels exploits,

Et que j'ai fait de lui votre urne funéraire,

       Qui se brise avec moi!...

 

Mars 1916

 

La Guerre

 

(extrait des "Forces Eternelles", 1920)



01/01/2013
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