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Anna de Noailles: Un jour, ils étaient là....

Un jour, ils étaient là...

(poème de 1914 publié dans "Les Poètes de la Guerre (1915), non repris dans son recueil de 1920, "Les Forces Eternelles")

 

 

 

O morts pour mon pays, je suis votre envieux...

Victor Hugo.

 

- Quel mortel n'a connu vos somptueux élans,

Passion de l'amour, unique multitude,

Danger des jours aigus et des jours indolents,

Orchestre dispersé sur les vents turbulents,

Rossignols du désir et de la servitude!

 

Mais pour que soient domptés ces iniques transports,

Nous irons aujourd'hui parmi les tombes vertes

Où les croix ont l'éclat des mâts blancs dans les ports;

Et nous suivrons, le coeur incliné vers les morts,

La route de l'orgueil qu'ils ont laissée ouverte.

 

Voix des champs de bataille, âpre religion!

Insistance des morts unis à la nature!

Ils flottent, épandus, subtile légion,

Mêlés au blé, au pain, au vin des régions,

Hors des funèbres murs et des humbles clôtures.

 

- Un jour, ils étaient là, vivants, graves, joyeux,

Les brumes du matin glissaient dans les branchages, 

Les chevaux hennissaient, indomptés, anxieux,

L'automne secouait son vent clair dans les cieux.

les casques de l'Iliade ombrageaient les visages!

 

On leur disait: "Afin qu'une minute encor

Le sol que vous couvrez soit la terre latine,

Il faut dans les ravins précipiter vos corps."

Et comme un formidable et musical accord

Ces cavaliers d'argent s'arrachaient des collines!

 

Ivre de quelque ardente et mystique liqueur,

Leur âme, en s'élançant, les lâchait dans l'abîme.

Ils croyaient que mourir c'était être vainqueurs,

Et les armées semblaient les battements de coeur

De quelque immense dieu palpitant et sublime.

 

Ils tombaient au milieu des vergers, des houblons,

Avec une fureur rugissante et jalouse;

Leurs bras sur leur pays se posaient tout du long,

Afin que, dans les bois,les plaines, les vallons,

On ne sépare plus l'époux d'avec l'épouse...

 

- O terre mariée au sang de vos héros!

Ceux qui vous aimaient tant sont une forteresse

Ténébreuse, cachée, où le fer et les os

Font entendre des chocs de sabre et des sanglots

Quand l'esprit inquiet vers vos sillons se baisse.

 

Plus encor que ceux-là, qui, vivants et joyeux,

Tiendront les épées d'or des guerres triomphales,

Ces morts gardent le sol qu'ils ramènent sur eux;

Leur pays et leur coeur s'endorment deux à deux,

Et leur rêve est entré dans la nuit nuptiale...

 

Le Rhin, paisible et sûr comme unlage avenir

Où s'avancent les pas de la France éternelle,

verse à ces endormis un puissant élixir,

Qui, dans toute saison, les fait s'épanouir

Comme un rose matin! sur la molle Moselle!

 

Exaltants souvenirs! O splendeur de l'affront

Par qui chaque être,ainsi qu'une foule qui prie,

Se délaisse soi-même, et, la lumière au front,

Vif comme le soleil qu'un fleuve ardent charrie,

Préfère aux voluptés, qui toujours se défont,

Le grand embrassement du mort à sa patrie!

 

Comtesse Mathieu de Noailles.

 

Vers écrits sur les champs de bataille d'Alsace-Lorraine.

(Le Journal, 2 novembre 1914)

 

 



05/02/2013
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