poetessesdelagrandeguerre

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Le meurtrier

Le meurtrier

 

"Je ne reconnais pas d'autre supériorité que la Bonté."  Beethoven.

 

Prince, pour étancher votre soif de la gloire,

Vous avez fait creuser, par vos peuples vassaux,

Un puits large et profond où verser à pleins saux

Une gluante, pourpre et bouillonnante moire.

Penchez-vous, s'il se peut, sans râle et sans sursaut,

Sur ce gouffre, et laissez frémir votre mémoire...

 

Vos nations étaient un orgueilleux faisceau,

Ferme, joint, sur lequel, rouge et noir, votre sceau

Brillait comme un anneau nuptial et pudique.

Quelque chose chez vous flamboyait, pur, unique:

La Musique! ô Destin! vous aviez la Musique!

La Musique: Prêtrise et bénédiction,

Emissaire envolé qui va jusqu'aux étoiles,

Nef qui bondit, avec Dieu soufflant dans les voiles!

Musique: Délivrance et suffocation,

Clameur sanctifiée, unanime supplique,

Pardon, salut, amour!

                                Vous aviez la Musique!

 

Et de ces grandes voix qui s'obstinaient chez vous,

Qui transportaieent au loin vos sonores frontières,

Par qui vos durs aïeux pouvaient sembler absous,

De ces voix tour à tour tendres, saintes, altières,

Vous avez fait, - sinitre instrument du hasard, -

Des fantômes voilés et couronnés d'épines,

Qui ne chanteront pas cependant qu'on assassine...

 - O Schumann, Beethoven, Haendel, Schubert, Mozart,

Océan soulevé par le bleu clair de lune,

Evaporation des âmes, soirs, lagunes,

Foules sur les sommets, sources dans le désert,

Vous guidiez vers la nue en habitant l'éther!

Quand vos cris somptueux s'épandaient sur nos rêves,

Quand on montait vers vous comme le blé qui lève,

On saluait un peu l'Allemagne, on pensait:

Puisque le plus divin des anges, Dieu le sait,

A choisi pour séjour leurs nébuleuses rives,

Il faudra que le temps de la douceur arrive;

La nation sera par ses musiciens

Sauvée. Ainsi Jésus voulut prendre pour sien

Le peuple qu'il savait désigné pour la faute,

Afin que chaque juif eût en lui, - comme un hôte

Qui dans l'ombre maintient l'orgueil et la clarté, -

Cette auguste, sublime et blanche parenté!

 

Mais l'homme qui sous lui presse la Germanie

Se détourne s'il voit pleurer les Symphonies...

 

- Ainsi, quand dans les soirs de Weimar, doux et lourds,

Beethoven près de Goethe entendait le tambour

Qui précède le prince et son cortège en fête,

Quand, lâchant tout à coup l'épaule du poète

Qui s'avançait, ployant, auprès du souverain,

Il poussait plus avant son chapeau sur sa tête

Et murmurait: " C'est moi le souffle et la conquête,

Le roi n'est que du vent dans mon pipeau d'airain,

Il prend la nation lorsque nous l'avons faite!"

C'est qu'il avait prévu, avec un sûr effroi,

Qu'un jour le Chant serait offensé par un roi...

 

- Cet automne où je songe au fond d'un vallon basque,

Je vois, dans la maison que j'habite, son masque;

Sa bouche détendue a comme un grand dégoût

D'avoir su que ce crime encor viendrait de vous!

Il reposait enfin ce martyr, et les astres

Mêlaient à l'harmonie, aux mouvements des cieux,

Les volutes sans fin de son coeur anxieux.

" Je n'aime, avait-il dit, que la bonté!" Désastre,

Epouvante, stupeur, tout s'écroule! Le sol

Est épaissi de sang! Sait-il, ce rossignol,

Ce dieu de "l'Héroïque" et de la "pastorale",

Pourquoi les vergers ont une odeur sépulcrale,

Pourquoi le clair de lune est cette nuit voilé

Par de rouges lueurs? Pourquoi l'air est brûlé?

Pourquoi ce bruit tonnant? Pourquoi les cathédrales,

Où la Musique trône à la droite de Dieu,

S'arrachent en fusée et remontent aux cieux?

 

Dans l'empire allemand, désormais, quel silence!

Les morts qui furent grands sont des juges. Ils ont

Le droit de refuser d'indicibles affronts,

Et je les ai vus tous incliner vers la France.

La pâleur d'outre-tombe a rougi sur leur front.

Ceux qui portaient la lyre et ceux qui chantaient l'ode

Ont entrepris le juste et le suprême exode

Hors des âpres combats, cruels et sans honneur.

Par les coteaux sanglants, les fleuves, les hauteurs,

Ils s'en vont. L'Allemagne oscille sous son trône.

La France déchirée a, dans ses flancs ouverts,

L'avenir plein d'amour, d'espoir, de lauriers verts.

Et Goethe a rencontré sous l'ombrage des aulnes,

Dont les voix lui versaient un frisson triste et fort,

- Car le crime guerrier est vaste, et se prolonge

Des chemins de la terre à la ligne du songe -

Un homme qui fuyait avec son enfant mort...

 

Octobre 1914

 

La Guerre

 

(dans "Les Forces Eternelles, 1920)



08/01/2013
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