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Sauvage (Cécile): Pauvre Villon, je suis ta soeur... (1922)

Cécile Sauvage

(1883-1927)

 

"Ceux-là furent réduits en poudre,

Noircis, moulus; mille canons

Ont plus que cent ans su les moudre;

Nulle mère n'eût pu recoudre

Deux lambeaux d'un même garçon;

Plaise au doux Jésus les absoudre,

Car on n'a même plus leur nom."

 

 

Et voici l'intégralité de cet extraordinaire poème publié en 1922

 

 

En relisant Villon

 

Pauvre Villon, je suis ta soeur

Seulette et coite en ma demeure.

De la grand'ville la rumeur

Sous ma fenêtre hurle ou pleure;

 

Mes jours vont sans gloire ni leurre

Ni sans espoir d'un temps meilleur,

Et si ma chanson fut majeure

Paris l'étouffe dans mon coeur.

 

Ce n'est plus ce plaisant Paris

Qui te fournit peu de chevance,

Où joyeux en faits et en dits

Gallaient tes compagnons d'enfance,

Où toi-même rêvant pitance,

Riz à la crême et vins d'Aunis,

Tu priais Dieu qu'il eût clémence

Pour les pendus au Paradis.

 

Ce Paris, Messire Villon,

Te ferait grands comme fenêtre

Ouvrir tes yeux d'émerillon

Pour ce que l'âge y fit paraître.

C'est en autos qu'y vont les maîtres

Et sur le ciel, en avion,

Sans plus de coeur ivre en tout l'être,

Ils s'élancent vers les rayons.

 

Les autobus vont à Saint-Jacques,

Les trramways longent Notre-Dame,

L'angélus, la messe, les Pâques

S'évaporent dans le vacarme;

La foule y court après son âme;

Tant d'écrasés vont à la Parque

Qu'après tes gibets et tes armes

Ne sont que hochets de monarques.

 

Va, de tes marais infernaux

Considère un peu notre époque;

Enchevêtrements et cahots,

Turbines, vapeur, tout te choque

Et surtout te semble équivoque:

Tous véhicules sans chevaux,

Foin de quinquets et de bicoques,

Electricité, hauts fourneaux.

 

Palais, maison, accoutumance

Des perles, fourures, satins;

Monocle à l'oeil, nos Jeune-France

Lorgnent paisiblement les catins:

Leur corps suave est blanc et teint,

Leurs yeux caves de défaillance;

Mais elles gardent c'est certain,

Plus longtemps cambrure et fringance.

 

Vieille haumière, on remet les dents,

On vous crêpe des chevelures,

On peut acheter du printemps

En pots de fard et de teintures;

Avec piles en armatures

On regalvanise les flancs;

Les seins redressent leur armures,

Mais tout cela n'est que semblant.

 

Et si la guerre des Anglais,

Les loups que l'hiver fait issir,

Si la famine, les procès

Et les meurtres t'ont pu meurtrir,

Considère jusqu'à pâlir

Nos charniers de la grande guerre

Comblés de siècles d'avenir,

Millions d'hommes en poussière.

 

Car c'est plus que ceux de Montfaucon

Ceux-là furent réduits en poudre,

Noircis, moulus; mille canons

Ont plus que cent ans su les moudre;

Nulle mère n'eût pu recoudre

Deux lambeaux d'un même garçon;

Plaise au doux Jésus les absoudre,

Car on n'a même plus leur nom.

 

Il faut vieillir, mourir de même,

Et notre monde si nouveau

Du cinéma fait l'art suprême,

Mais n'a pu briser les tombeaux;

Les plus fameux et les plus beaux

Sont les arcs de nos gloires même;

La mort, malgré les forts cerveaux,

A chacun impose carême.

 

Nous mourrons comme au temps ancien,

Les uns sans pain après richesse,

Les autres se donnant la main

Comme Sembat et sa maîtresse;

Les assassins après la messe

N'ont la corde au petit matin;

Blêmes, tremblant des yeux aux fesses,

Ils sont décollés comme saints.

 

Les sciences et le turbin

Ne changeront pas la vieille âme

Et c'est ce qui fait qu'au matin

Le vieux monde a la même flamme;

Change l'habit, reste la trame,

Même printemps, même chagrin,

Même amour de l'homme à la femme,

Ainsi va l'univers humain.

 

Mais c'est ce qui fait que nous sommes,

O mon Villon, frères humains,

Ce tremblement sacré des hommes

Devant la mort et le destin.

 

(Paris, 1922)

 



20/12/2012
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