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Les morts pour la Patrie (Anna de Noailles)

Anna de Noailles

 

Les morts pour la Patrie

 

Les morts pour la Patrie ont la gloire plénière.

Ce long halètement des coeurs vers la lumière,

Où le génie humain des coeurs vers la lumière,

Où le génie humain épuise son effort,

Ceux-là n'en ont pas eu besoin: ils sont bien morts:

D'un coup ils ont rejoint l'éternité des siècles;

Artisans du futur, ils ont près d'eux les aigles

Et la colombe avec l'olivier en son bec.

Ils dorment sous la vaste épitaphe des Grecs

Dont le monde à jamais s'ennoblit et s'étonne:

"Passant, regarde, et va dire à Lacédémone..."

Ces mots-là sont plus beaux qu'avoir vingt ans encor.

Nul ne mourra jamais aussi bien qu'ils sont morts.

L'ode, la symphonie et les nobles amusées

A jeter, comme un blé débordant le semeur,

Les astres qu'un héros lance aux cieux quand il meurt.

Ils ont rendu la nue épique et surhumaine;

L'espace, imprégné d'eux, perpétue et ramène

Leurs souffles, leurs regards et leurs fiers mouvements.

Ils ne sont plus des corps, ils sont des éléments.

Ils nous laissent la mort restreinte et solitaire,

L'angoisse de descendre, amoindris, sous la terre:

C'est par la solitude et son manque d'amour

Qu'il est dur de quitter la lumière du jour!

Nous, dans notre agonie anxieuse et chétive,

Nous saurons qu'il est vain que l'on meure ou qu'on vive,

Puisque, pendant des jours et des nuits, les combats

Jetaient de jeunes corps qui ne murmuraient pas.

Mais eux, foule héroïque éparse dans la brise,

Cavalcade emportée, escadrons, pelotons,

Ils ont cerclé l'azur d'une immortelle frise

Qui fait à l'univers un sublime fronton!

 

Les mondes périront avant qu'ils ne périssent.

 

Mourants, nous envierons leur turbulent destin,

Nous dirons, en songeant à leur grand sacrifice:

L'azur brillait, c'était quelquefois le matin

Quand il fallait partir au feu; le frais feuillage

Se mouvait comme l'eau drainant ses coquillages.

Il voyait s'éveiller le doux monde animal.

L'odeur de la fumée et du chaume automnal

Répandait son furtif et pénétrant bien-être;

Les volets dans le vent battaient sur les fenêtres

Le village était gai, sentant qu'il serait fier,

On respirait l'odeur de la gloire, dans l'air;

Parfois, on entendait tomber les glands des chênes

Jetés par l'écureuil; la pierreuse fontaine

De son jet mesuré, distrait et persistant,

Lavait, désaltérait ces visages contents

Qui laissaient sans regret une dernière alcôve.

Les femmes apportaient les glaïeuls et les mauves

Du verger. Les enfants se faisaient signe entre eux,

Que ces ainés partaient pour d'ineffables jeux.

On s'empressait, nouant à la hâte, aux armures,

Les fleurs, prêtes déjà pour des tombes futures.

Les soldats se mettaient en marche. Leur maintien

Semblait prendre congé du joug quotidien

Dont nulle âme ici-bas, si Dieu l'a faite altière,

N'a supporté sans pleurs le pain et la litière...

Ils partaient, ils étaient hardis, chacun voulant

Etonner son ami par un plus noble élan,

Leurs âmes, en montant, se bousculaient sans doute

Sur la céleste voie où les héros font route.

Ils riaient. En riant, ils savaient que l'on meurt

Quand on accepte avec cette royale humeur

De courir à l'assaut comme à la promenade.

Ils mettaient leurs gants blancs devant la canonnade

Et tendaient cette main de fiancé joyeux

A la vierge d'airain qui leur broyait les yeux

Jusqu'à ce que le jour sombrât sous leurs paupières...

 

O morts, assistez-nous à notre heure dernière!

Prenez pitié de nous, sachez combien vraiment

Nous vous avons aimés fièrement, humblement!

 

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Octobre 1914

 

La Guerre

 

(dans "Les Forces Eternelles, 1920)



26/12/2012
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